Introduction : La Nouvelle Matrice de la Menace
Le paysage de la sécurité mondiale est aujourd’hui défini par une asymétrie profonde et dangereuse. D’un côté, des réseaux criminels financiers hyper-agiles, technologiquement suralimentés et affranchis des frontières opèrent à la vitesse de l’internet. De l’autre, les institutions chargées de les combattre sont lentes, fragmentées et contraintes par les limites juridictionnelles. Ce rapport analyse cette confrontation comme un conflit asymétrique, où les organisations criminelles exploitent systématiquement les failles, les délais et les anachronismes des systèmes juridiques et financiers internationaux.
Pour décrypter cette menace, ce rapport adopte comme grille d’analyse principale le concept développé par Europol dans son rapport SOCTA 2025 : l’« ADN en mutation de la grande criminalité organisée ».1 Cet ADN se caractérise par trois traits fondamentaux : la criminalité est progressivement
Déstabilisatrice pour la société, de plus en plus Nourrie en ligne, et fortement Accélérée par l’IA et d’autres technologies. Ce cadre offre une vision holistique et moderne de la menace, dépassant les catégories criminelles traditionnelles.
L’analyse suivra le cycle vicieux qui structure cette nouvelle réalité :
- Une fraude industrialisée et accélérée par l’intelligence artificielle génère des profits illicites d’une ampleur sans précédent.
- Ces profits sont blanchis par une industrie mondiale tout aussi sophistiquée, qui s’appuie sur les crypto-actifs et les vulnérabilités systémiques pour effacer les traces.
- La lenteur et l’inefficacité de la justice internationale échouent à perturber ce cycle, créant de fait un environnement à faible risque et à haute récompense qui encourage l’innovation et l’investissement criminels continus.
Partie I : Le Nouveau Paradigme du Crime : Industrialisation et Suprématie Numérique
Cette partie analyse la transformation fondamentale de la manière dont la criminalité financière est organisée et exécutée, passant d’actes isolés à une véritable industrie axée sur la technologie.
Chapitre 1 : L’écosystème du « Crime-as-a-Service » (CaaS)
La structure même de la fraude a connu une mutation, passant d’un modèle de « produit » à une économie de « service ». Les criminels n’ont plus besoin de maîtriser l’ensemble des compétences techniques pour mener une attaque. Ils peuvent désormais louer ou acheter des outils, de l’expertise et des infrastructures sur un marché spécialisé et décentralisé. Cela inclut tout, de la location de botnets pour lancer des cyberattaques 3 à l’acquisition de kits de logiciels malveillants et de
ransomware-as-a-service sur des plateformes en ligne.4
Les réseaux criminels fonctionnent désormais comme des entreprises multinationales.1 Ils disposent de rôles spécialisés (développeurs, opérateurs, mules financières, services de support), de chaînes d’approvisionnement et d’un objectif clair de profit et/ou de pouvoir.6 Cette industrialisation rend la criminalité plus résiliente, plus évolutive et plus difficile à démanteler ; neutraliser un composant ne suffit plus à faire s’effondrer l’ensemble du réseau. Le passage historique d’une criminalité de simple vol à une « criminalité en col blanc » complexe exploitant les systèmes légaux constitue la toile de fond de cette évolution moderne.5
Les acteurs criminels ont été parmi les premiers à adopter le modèle économique du CaaS, en particulier dans le domaine des cyberattaques.1 Cela démontre leur capacité d’innovation rapide, qui dépasse constamment la vitesse de réaction des forces de l’ordre et du secteur privé.
Cette évolution structurelle a une conséquence majeure : elle abaisse fondamentalement la barrière à l’entrée pour la criminalité financière sophistiquée. Auparavant, des attaques complexes exigeaient une expertise technique considérable et des ressources importantes. Aujourd’hui, le modèle CaaS permet à tout acteur disposant de fonds suffisants d’accéder à des capacités avancées. Cette « démocratisation » de la criminalité de haut niveau signifie que le bassin de criminels potentiels s’est élargi de manière exponentielle. La menace ne provient plus seulement des « cerveaux » du crime organisé traditionnel, mais d’un éventail beaucoup plus large d’acteurs, y compris ceux qui peuvent être liés à des États ou à des menaces hybrides.
Chapitre 2 : Déconstruction de l’« ADN en mutation » de la criminalité organisée (Europol SOCTA 2025)
Le rapport SOCTA 2025 d’Europol fournit un cadre essentiel pour comprendre les nouvelles dynamiques de la menace.
Déstabilisatrice pour la société
L’impact de la criminalité moderne est doublement déstabilisateur. D’une part, elle provoque une érosion économique et sociale. Elle ne vise pas uniquement le profit ; elle sape la confiance dans l’économie, l’État de droit et les structures sociales en générant d’immenses profits illicites, en normalisant la corruption et en alimentant la violence.1 Les criminels créent des économies parallèles dont des communautés entières peuvent dépendre, ce qui les rend d’autant plus difficiles à éradiquer.1
D’autre part, une tendance émergente critique est la collaboration entre les réseaux criminels et les acteurs de menaces hybrides (groupes étatiques ou alignés sur des États).1 Les criminels sont utilisés comme des intermédiaires pour atteindre des objectifs politiques ou économiques, bénéficiant en retour d’une protection, d’outils avancés et d’une négation plausible. Cette collusion brouille la frontière entre la criminalité et l’action étatique, posant un risque exponentiel pour la sécurité.1
Nourrie en ligne
L’internet n’est plus un simple outil ; il est devenu le principal « théâtre d’opérations » de la criminalité organisée.1 La quasi-totalité des formes de grande criminalité a désormais une empreinte numérique.1 Cet environnement en ligne est à la fois une cible et un catalyseur. Il est une cible car les criminels volent, échangent et exploitent des données et des actifs numériques.7 La donnée est devenue une marchandise d’une valeur immense, utilisée pour l’espionnage, l’avantage économique ou la coercition.8 Il est un catalyseur car les plateformes de communication chiffrée sont utilisées pour dissimuler des activités et recruter des individus vulnérables, en particulier des jeunes, pour commettre des actes violents.7 Les plateformes en ligne servent également au trafic de drogues, d’armes et de produits de contrefaçon.4
Accélérée par l’IA et les nouvelles technologies
La technologie, et plus particulièrement l’intelligence artificielle, agit comme un puissant accélérateur, rendant les opérations criminelles plus accessibles, automatisées et évolutives.9 Elle démultiplie les capacités criminelles, leur permettant d’atteindre un nombre sans précédent de victimes avec des schémas de plus en plus sophistiqués.8
Cette convergence de facteurs révèle une transformation profonde : la criminalité financière n’est plus seulement un problème de maintien de l’ordre, elle évolue pour devenir un outil de stratégie géopolitique. Le rapport SOCTA 2025 identifie un passage de motivations purement lucratives à une double motivation de profit et de déstabilisation 7, explicitement liée à la collaboration avec des « acteurs de menaces hybrides ».1 Cette collaboration donne aux criminels accès à une protection et à des outils avancés.1 Des acteurs étatiques et non étatiques peuvent désormais « sous-traiter » des activités déstabilisatrices – comme des attaques contre des infrastructures critiques, des fraudes de masse pour éroder la confiance du public ou le contournement de sanctions – à des réseaux criminels. Une réponse purement financière ou judiciaire est donc insuffisante ; la lutte contre cette menace exige une approche de sécurité nationale coordonnée, intégrant le renseignement financier, la cyberdéfense et le contre-espionnage. Une attaque qui ressemble à un
ransomware standard pourrait en réalité être une opération alignée sur un État, conçue pour tester la résilience des infrastructures critiques d’une nation.9
Tableau 1 : Synthèse du cadre de l’« ADN en mutation » d’Europol (SOCTA 2025)
| Caractéristique | Définition | Manifestations Clés | Sources Illustratives |
| Déstabilisatrice | La criminalité sape les fondements de l’économie, de l’État de droit et de la société, et est de plus en plus utilisée à des fins de déstabilisation externe. | – Création d’économies parallèles – Normalisation de la corruption et de la violence – Collusion avec des acteurs de menaces hybrides (États, groupes alignés) | 1 |
| Nourrie en ligne | L’environnement numérique est le principal théâtre d’opérations, servant à la fois de cible et de catalyseur pour presque toutes les formes de criminalité. | – Vol et trafic de données – Utilisation de communications chiffrées pour le recrutement et la coordination – Plateformes en ligne pour le trafic de biens illicites | 1 |
| Accélérée par l’IA | Les nouvelles technologies, en particulier l’IA, rendent les opérations criminelles plus automatisées, évolutives et sophistiquées. | – Fraudes à grande échelle (phishing, ingénierie sociale) – Création de deepfakes pour l’usurpation d’identité – Automatisation des cyberattaques | 7 |
Chapitre 3 : L’intelligence artificielle comme arme
L’intelligence artificielle (IA) est devenue un outil de choix pour l’industrialisation de la fraude. L’IA générative, en particulier, permet de mettre en œuvre des escroqueries à grande échelle. L’utilisation de la technologie deepfake pour l’usurpation d’identité audio et vidéo dans des fraudes sophistiquées de type « fraude au président » est en plein essor.10 Cette technologie s’est démocratisée, avec des services « clé en main » disponibles sur le
dark web pour des sommes modiques, parfois autour de 500 € pour une courte vidéo.10
L’IA alimente également des schémas de fraude en ligne qui atteignent des niveaux « épidémiques ».7 Elle permet d’analyser de vastes ensembles de données volées pour identifier des cibles de grande valeur, de concevoir des attaques de
phishing hautement personnalisées et de créer des identités synthétiques difficiles à détecter.4
Ces technologies exploitent un vecteur psychologique puissant. Notre cerveau est programmé pour faire confiance à ce qu’il voit et entend. Une étude de l’Université de Stanford montre qu’un deepfake bien exécuté trompe 92 % des personnes non averties.10 Le vecteur d’attaque se déplace ainsi des vulnérabilités purement techniques vers la manipulation psychologique, ciblant les employés pour contourner les contrôles de sécurité.
Cette offensive criminelle a déclenché une course aux armements défensive. Les systèmes alimentés par l’IA sont essentiels pour détecter la fraude en temps réel, analyser les schémas comportementaux et réduire les faux positifs.13 Cependant, les criminels utilisent également l’IA pour concevoir des techniques d’évasion sophistiquées, créant une lutte constante.13 De plus, l’incertitude réglementaire, notamment concernant le manque d’« explicabilité » des décisions prises par les algorithmes d’IA, peut freiner leur adoption par les institutions financières.15
L’impact le plus profond de cette technologie est l’érosion de la « confiance » en tant que contrôle de sécurité. Les processus métier traditionnels reposent sur une confiance implicite et explicite, comme croire à l’authenticité d’un appel vocal d’un collègue connu ou d’une visioconférence avec un supérieur. La technologie deepfake attaque frontalement ce fondement. Le cas d’un vol de 35 millions de dollars rendu possible par un appel audio deepfake en est un exemple frappant.12 Les méthodes de vérification établies deviennent obsolètes. Les organisations doivent donc de toute urgence mettre en œuvre des principes de « confiance zéro » (
zero trust), non seulement pour l’accès aux réseaux, mais aussi pour les instructions financières d’humain à humain. Toute demande sensible doit faire l’objet d’une vérification multifactorielle et hors bande, quelle que soit son apparente authenticité.
Partie II : La Blanchisserie Mondiale : Circuits et Mécanismes de l’Économie Illicite
Cette partie examine la machinerie du blanchiment d’argent qui nettoie les produits de la fraude industrialisée, en se concentrant sur son ampleur, ses techniques modernes et la réponse réglementaire défaillante.
Chapitre 4 : Quantification de l’économie de l’ombre
L’ampleur du problème est colossale. Le blanchiment d’argent est estimé entre 2 % et 5 % du PIB mondial, ce qui pourrait représenter plus de 4 000 milliards de dollars américains par an.16 Au sein de l’Union européenne, ce chiffre s’élève à 1,3 % du PIB, soit plusieurs centaines de milliards d’euros.18 Ces sommes faramineuses représentent une perte directe pour les finances publiques et alimentent davantage la criminalité.19
Malgré cette échelle massive, les taux de détection sont alarmants. Moins de 1 % des flux financiers illicites mondiaux sont interceptés ou gelés.16 Ce chiffre met en évidence l’inefficacité des systèmes actuels et l’impunité quasi-totale avec laquelle les criminels opèrent.
Les fonds proviennent d’un large éventail d’activités criminelles. Le trafic de drogue reste un contributeur majeur, générant des centaines de milliards de dollars par an.20 D’autres sources importantes incluent la traite des êtres humains, qui est en augmentation 22, et les fraudes en ligne sophistiquées.7 Les rapports de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) soulignent la convergence de ces activités illicites dans des régions à faible gouvernance, comme le Triangle d’Or, où le trafic de drogue se mêle à la fraude financière et à d’autres crimes.23
Chapitre 5 : La révolution des crypto-actifs dans le blanchiment d’argent
Le modèle traditionnel du blanchiment d’argent en trois étapes – placement, empilement (ou dispersion) et intégration – a été adapté et considérablement accéléré par les crypto-actifs.18
Le placement consiste à introduire des fonds illicites dans l’écosystème des crypto-monnaies, souvent en les achetant avec de l’argent liquide ou en les transférant depuis des comptes compromis.25
L’empilement est le cœur du blanchiment par crypto-actifs, où leurs caractéristiques uniques sont exploitées pour brouiller les pistes. Les techniques clés incluent :
- Mixeurs et Tumblers : Des services qui mélangent les transactions de milliers d’utilisateurs pour rompre le lien traçable sur la blockchain entre l’adresse source et l’adresse de destination, rendant le suivi presque impossible.25
- Privacy Coins : Des crypto-monnaies comme Monero et Zcash, conçues avec des fonctionnalités d’anonymat intégrées qui masquent par défaut les détails des transactions.26
- Chain-Hopping : Le transfert de fonds entre différentes crypto-monnaies (par exemple, de Bitcoin à Monero, puis de retour à Bitcoin) sur différentes blockchains pour complexifier davantage la piste.25
- Utilisation de portefeuilles intermédiaires : La division de grosses sommes sur des milliers de portefeuilles pour compliquer l’analyse, bien que cette technique soit souvent une étape préliminaire.26
- Exploitation de la Finance Décentralisée (DeFi) : L’utilisation de protocoles qui fonctionnent sans intermédiaires centralisés et qui, souvent, n’ont pas de contrôles de connaissance client (KYC) ou de lutte anti-blanchiment (LAB) robustes.26
L’intégration est l’étape finale où la crypto-monnaie « nettoyée » est reconvertie en monnaie fiduciaire via des plateformes d’échange ou investie dans des actifs d’apparence légitime.24
Des cas réels illustrent ces techniques en action. Le démantèlement d’un réseau de fraude à l’investissement en crypto-actifs qui a blanchi 460 millions d’euros 28 et la fermeture d’une plateforme de crypto-monnaies, véritable « laverie » en ligne ayant traité plus de 2 milliards de dollars 30, montrent l’ampleur et la sophistication de ces opérations.
Les crypto-actifs ne sont pas simplement un outil de plus pour le blanchiment ; ils agissent comme un « accélérateur systémique » pour le cycle criminel. La fraude industrialisée génère un volume élevé de paiements de petite et moyenne taille provenant d’une multitude de victimes. Les systèmes bancaires traditionnels, bien qu’imparfaits, peuvent détecter de tels schémas. Les crypto-actifs, avec leur rapidité, leur pseudonymat et leur portée mondiale, offrent le « middleware » parfait pour agréger ces flux illicites de manière rapide et efficace.25 Des techniques comme les mixeurs permettent ensuite l’obscurcissement à l’échelle industrielle de ces fonds agrégés.27 Par conséquent, les efforts de lutte contre la fraude en ligne et ceux visant à réglementer les crypto-actifs sont inextricablement liés. L’échec à contrôler le blanchiment via les crypto-monnaies incite directement à plus de fraude industrialisée en garantissant une voie de sortie efficace et relativement sûre pour les profits.
Tableau 2 : Typologie des techniques modernes de blanchiment par crypto-actifs
| Technique | Description du Mécanisme | Impact sur la Traçabilité | Vulnérabilités pour les Enquêtes | Sources Pertinentes |
| Mixeurs / Tumblers | Services qui mélangent les fonds de multiples utilisateurs dans un « pot commun » avant de les redistribuer, brisant le lien direct sur la blockchain. | Très élevé. Rend le traçage direct de la source à la destination presque impossible. | L’analyse des volumes et des timings peut parfois révéler des liens. Les services centralisés peuvent être saisis. | 25 |
| Privacy Coins | Crypto-monnaies (ex: Monero, Zcash) qui masquent par défaut les adresses, les montants et les liens entre les transactions. | Extrêmement élevé. La traçabilité est quasi-nulle par conception. | Dépend de la coopération des plateformes d’échange pour identifier les points d’entrée/sortie. | 26 |
| Chain-Hopping | Conversion de fonds entre différentes crypto-monnaies (ex: BTC -> XMR -> BTC) pour exploiter les caractéristiques de confidentialité de chacune. | Élevé. Crée des ruptures dans la piste d’audit à chaque changement de blockchain. | Nécessite une analyse multi-chaînes complexe et la corrélation des transactions entre plateformes. | 25 |
| Finance Décentralisée (DeFi) | Utilisation de protocoles de prêt, d’échange ou de yield farming sans intermédiaires centralisés ni contrôles KYC. | Modéré à élevé. Ajoute des couches de complexité via des contrats intelligents, mais les transactions restent sur une blockchain publique. | Manque de points de contact centralisés pour les demandes légales. La complexité des protocoles est un défi. | 26 |
Chapitre 6 : La course aux armements réglementaire : des normes du GAFI à l’AMLA de l’UE
Le cadre réglementaire mondial est mené par le Groupe d’action financière (GAFI), qui établit les normes internationales (les 40 Recommandations) en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LCB-FT).18 Ses listes publiques, la « liste noire » et la « liste grise », exercent une pression diplomatique et économique sur les juridictions présentant des carences stratégiques.31 L’ajout de pays comme l’Algérie ou le retrait du Sénégal et de la Turquie illustre l’impact de cet outil.31
Cependant, la mise en œuvre nationale de ces normes est inégale. Le rapport annuel 2024 de Tracfin, la cellule de renseignement financier française, révèle des lacunes importantes. Une disparité massive existe dans les déclarations de soupçon : 93 % proviennent du secteur financier, tandis que les professions non financières (avocats, notaires, agents immobiliers) sont de très faibles contributeurs, créant un angle mort majeur.34 De plus, la qualité des déclarations est souvent médiocre, manquant d’analyse et de documentation, ce qui les rend inexploitables et souligne un besoin criant de formation.34
En réponse à cette fragmentation, l’Union européenne a adopté un nouveau « paquet LCB-FT ».35 Il comprend trois piliers :
- La 6ème directive anti-blanchiment (AMLD6), qui vise à améliorer les systèmes nationaux en harmonisant les règles sur les registres des bénéficiaires effectifs et en interconnectant les registres de comptes bancaires.35
- Le Règlement unique (AMLR), qui crée des règles directement applicables dans toute l’UE pour éliminer les divergences d’interprétation nationales.36
- L’Autorité de lutte contre le blanchiment de capitaux (AMLA), la pièce maîtresse de la réforme. Basée à Francfort et opérationnelle en 2025, cette nouvelle agence de l’UE aura des pouvoirs de surveillance directe sur les entités financières à haut risque et un rôle de coordination des cellules de renseignement financier nationales.35
Pourtant, cette avancée réglementaire se heurte à un obstacle fondamental. La criminalité financière est transnationale par nature, tandis que la réponse a été jusqu’ici fragmentée au niveau national.1 La solution de l’UE est de créer une autorité supranationale, l’AMLA, dotée de pouvoirs directs.35 Cependant, les fonctions essentielles de la justice pénale, comme les enquêtes et les poursuites, restent une prérogative de la souveraineté nationale.38 L’UE est en train de créer un puissant
superviseur supranational, mais pas un procureur ou une police supranationale pour la criminalité financière. L’AMLA peut sanctionner une banque pour des contrôles défaillants, mais elle ne peut ni émettre un mandat d’arrêt ni exécuter une perquisition transfrontalière. Cela crée un « paradoxe de la souveraineté » : bien que l’AMLA puisse harmoniser les règles et améliorer la surveillance, son efficacité finale sera toujours limitée par les mêmes goulots d’étranglement de la coopération judiciaire internationale que ce rapport analyse dans sa troisième partie. L’AMLA pourra mieux identifier le problème, mais le pouvoir d’agir sur le renseignement criminel restera entre les mains de procédures nationales lentes et lourdes.
Partie III : L’Anachronisme de la Justice : le Rythme Dépassé de la Réponse Pénale Internationale
Cette partie dissèque les raisons de l’échec systémique de la justice internationale à suivre le rythme d’une criminalité financière transnationale et rapide.
Chapitre 7 : Les déficiences structurelles de la justice pénale internationale
La lenteur de la justice internationale n’est pas un accident, mais une caractéristique inhérente à sa conception. Elle fait face à des défis que les systèmes nationaux ne connaissent pas, ou pas dans les mêmes proportions.40 La nécessité de garantir un procès équitable, avec des droits étendus pour la défense et une prise en compte des victimes, dans un contexte multilingue et multi-juridictionnel, est intrinsèquement chronophage.41
Les affaires internationales, qu’il s’agisse de crimes de guerre ou de criminalité financière complexe, se définissent par leur ampleur : une multiplicité d’auteurs, de nombreuses victimes réparties sur plusieurs pays, et des chaînes de commandement ou des structures d’entreprise complexes qu’il faut démêler.40 Prouver la responsabilité des acteurs de haut niveau est bien plus ardu que celle de l’exécutant direct.40
De plus, les tribunaux et les organes d’enquête internationaux ne disposent pas de leurs propres mécanismes de contrainte, comme une force de police. Ils dépendent entièrement de la coopération des États pour toutes les étapes, de la collecte de preuves à l’arrestation des suspects et à l’exécution des peines.38 Cette dépendance est un point de défaillance critique et souvent lent.
Enfin, les barrières linguistiques et géographiques ajoutent des délais considérables. Les enquêtes se déroulent souvent loin du siège du tribunal, dans des zones post-conflictuelles ou peu sûres, ce qui complique la collecte de preuves.40 La nécessité d’une traduction et d’une interprétation constantes entre plusieurs langues (généralement l’anglais et le français, plus les langues des accusés et des témoins) ralentit chaque étape de la procédure.40
Chapitre 8 : Le labyrinthe de l’entraide judiciaire
L’outil principal pour la collecte de preuves transfrontalières est la commission rogatoire. Ce processus est notoirement lent et bureaucratique.39 Les demandes sont souvent transmises par des canaux diplomatiques lents, et leur exécution peut être refusée si elles sont jugées comme portant atteinte à la souveraineté, à la sécurité ou à l’ordre public de l’État requis.39
La procédure est parsemée d’obstacles juridiques. L’État qui reçoit la demande n’est pas partie à la procédure d’origine, ce qui soulève des questions complexes concernant l’accès aux dossiers et les voies de recours.44 La conciliation de traditions juridiques et d’exigences procédurales différentes entre les États requérant et requis est une source majeure de retards et de frictions.39 Au-delà du cadre juridique, les difficultés pratiques abondent. Les victimes et les témoins peuvent être traumatisés, craindre des représailles ou être géographiquement dispersés, ce qui rend leur participation difficile et coûteuse.45 Les autorités nationales peuvent manquer de ressources ou d’expertise spécialisée pour traiter des enquêtes financières transnationales complexes.5
Cet état de fait met en lumière un décalage fondamental. La criminalité financière est aujourd’hui numérique, instantanée et sans frontières ; les preuves sont des flux de données qui traversent de multiples serveurs dans plusieurs pays en quelques secondes. L’outil juridique principal pour obtenir ces preuves, la commission rogatoire, est un concept analogique ancré dans les notions de souveraineté territoriale des 19e et 20e siècles.39 Le processus exige de traduire un événement numérique en une demande juridique formelle, souvent sur papier, de la transmettre par voie diplomatique, de la faire valider par une justice étrangère, de la faire exécuter par une police étrangère, puis de renvoyer les résultats. Il existe un « fossé de traduction juridico-analogique » entre la nature du crime et la nature de l’outil d’enquête. C’est comme essayer de capturer un algorithme de trading à haute fréquence avec un registre manuscrit. Ce décalage crée le retard massif que les criminels exploitent. Des améliorations marginales du système existant sont insuffisantes ; un changement de paradigme est nécessaire vers des protocoles de partage de preuves numériques en temps réel, de police à police et de juge à juge, régis par de nouveaux accords internationaux capables de fonctionner à la vitesse de l’internet tout en respectant les droits fondamentaux.
Tableau 3 : Matrice des obstacles à la coopération pénale internationale
| Catégorie d’Obstacle | Obstacle Spécifique | Description | Sources Illustratives |
| Juridique | Divergence des normes juridiques | Les différences entre les systèmes de droit civil et de common law, ou dans la définition des infractions, compliquent la validité des demandes. | 39 |
| Procédural | Lenteur des canaux de transmission | L’utilisation des voies diplomatiques pour la transmission des commissions rogatoires est un processus intrinsèquement lent et bureaucratique. | 39 |
| Complexité des voies de recours | Les droits de recours pour les tiers affectés par une demande d’entraide peuvent paralyser la procédure pendant des mois ou des années. | 44 | |
| Politique / Souveraineté | Refus pour atteinte à la souveraineté ou à l’ordre public | Les États peuvent refuser d’exécuter une demande si elle est perçue comme une ingérence ou une menace pour leurs intérêts nationaux. | 39 |
| Technique / Ressources | Manque de personnel qualifié | Les autorités nationales peuvent ne pas disposer d’enquêteurs ou de magistrats spécialisés en criminalité financière complexe. | 5 |
| Barrières linguistiques | La nécessité de traduire tous les documents et d’assurer l’interprétation lors des auditions ajoute des délais et des coûts importants. | 40 |
Chapitre 9 : Études de cas sur la dissonance
La juxtaposition de cas concrets illustre de manière frappante l’asymétrie entre la vitesse criminelle et la lenteur judiciaire.
- Cas 1 : Le réseau d’escroquerie franco-israélien. Un réseau a escroqué des victimes pour plus de 38 millions d’euros. Une enquête internationale complexe a été nécessaire pour ne saisir que 5,5 millions d’euros d’actifs, l’enquête complète étant toujours en cours.46
- Cas 2 : La fraude mondiale à l’investissement en crypto-actifs. Un réseau criminel a blanchi 460 millions d’euros provenant de 5 000 victimes dans le monde. Son démantèlement a nécessité une action coordonnée entre l’Espagne, l’Estonie, la France et les États-Unis, sous l’égide d’Europol.28 Ce cas met en lumière l’effort colossal requis de la part des forces de l’ordre pour s’attaquer à un seul réseau, même s’il est de grande envergure.
- Cas 3 : Le réseau de type Hawala. Le démantèlement d’un réseau indo-pakistanais d’immigration clandestine et de blanchiment d’argent qui a généré des centaines de millions d’euros. L’opération a abouti à 26 arrestations et à la saisie de 11 millions d’euros d’actifs criminels.47
L’analyse de ces cas révèle une constante : des délais longs, l’implication de multiples juridictions, des ressources policières et judiciaires massives, et de nombreux obstacles juridiques à surmonter. Tout cela contraste avec la rapidité, l’agilité et le faible coût opérationnel des entreprises criminelles, offrant une illustration puissante et factuelle de la thèse centrale de ce rapport.
Conclusion et Recommandations Stratégiques
Ce rapport a mis en évidence un conflit asymétrique entre des réseaux criminels agiles et des institutions étatiques dépassées. Le modèle du CaaS, l’ADN en mutation de la criminalité, l’armement de l’IA et le rôle des crypto-actifs comme accélérateur systémique ont créé une menace d’une vitesse et d’une ampleur sans précédent. Face à cela, l’anachronisme structurel de la justice internationale, incarné par la lenteur de l’entraide judiciaire, offre aux criminels le temps et l’espace nécessaires pour prospérer. Pour combler ce fossé, une stratégie à plusieurs niveaux est impérative.
Recommandations Stratégiques
1. Partenariats Technologiques et Public-Privé :
- Investir dans l’IA Défensive : Promouvoir le développement et l’adoption de l’IA explicable (XAI) pour la LCB-FT afin de surmonter les obstacles réglementaires.15 Encourager la collaboration entre institutions financières, entreprises technologiques et régulateurs dans des forums comme les « Lundis de l’IA et de la Finance » pour partager les meilleures pratiques.15
- Forger des Alliances de Partage de Données Public-Privé : Créer des plateformes sécurisées et respectueuses de la vie privée pour que les forces de l’ordre et le secteur privé partagent des renseignements sur les typologies de fraude émergentes et les acteurs de la menace, allant au-delà de la simple déclaration de soupçon.
- Développer des Normes Mondiales pour les Preuves Numériques : Œuvrer à l’élaboration de normes internationales pour la collecte, la conservation et le partage des preuves numériques afin de rationaliser leur recevabilité devant les tribunaux de différentes juridictions.
2. Réforme Procédurale et Institutionnelle :
- Moderniser l’Entraide Judiciaire : Dépasser la commission rogatoire en établissant des canaux de coopération directs et en temps réel entre les autorités judiciaires et les unités de police spécialisées (cybercriminalité, criminalité financière), sous l’égide d’Eurojust et d’Europol.48
- Renforcer Europol et Eurojust : Accorder à ces agences des budgets et des mandats accrus pour diriger et coordonner les enquêtes transnationales, plutôt que de simplement soutenir les efforts nationaux.
- Mettre l’Accent sur le Recouvrement des Avoirs : Donner la priorité et allouer des ressources aux efforts de recouvrement des avoirs, car la saisie des profits illicites est un puissant moyen de dissuasion et perturbe le modèle économique criminel.1
3. Harmonisation Réglementaire et Politique :
- Combler la Lacune du Secteur Non-Financier : Imposer une supervision et une application plus strictes des obligations LCB-FT aux professions non financières à haut risque (avocats, agents immobiliers, etc.), en s’inspirant du régime appliqué aux banques.34
- Harmoniser la Réglementation des Crypto-Actifs : Poursuivre de manière agressive l’harmonisation mondiale de la réglementation des prestataires de services sur actifs numériques, en mettant l’accent sur des contrôles KYC et une surveillance des transactions obligatoires et robustes, afin d’éliminer les possibilités d’arbitrage réglementaire.
- Donner les Moyens à l’AMLA : Veiller à ce que la nouvelle Autorité européenne de lutte contre le blanchiment de capitaux (AMLA) dispose de toutes les ressources et du soutien politique nécessaires pour exercer efficacement ses pouvoirs de surveillance directe et de sanction, en surmontant les résistances nationales.